La capacité d’émerveillement vue par Clotaire, le Pédalistan

par | Mis à jour le 24/01/2021 | Les voyageurs | 0 commentaires

La capacité d’émerveillement peut-elle durer ?

Lors d’une récente conversation avec Clotaire, du Pédalistan, on évoquait notre capacité d’émerveillement et notre façon d’aborder le voyage, nos sens plus ou moins aiguisés de la critique. Cet échange a donné à Clotaire l’idée de cet article que nous sommes ravis d’accueillir sur notre blog, tant il détonne avec tout ce que l’on y écrit. Parce que finalement, l’émerveillement constant en voyage ne serait-il pas biaisé ?

Cet article est un article invité entièrement rédigé par Clotaire du blog le Pédalistan.

Clotaire parcourt le monde à vélo depuis mai 2018, il a traversé l’Europe, l’Afrique puis l’Asie à vélo et affiche 32 110 km au compteur. Il se trouve actuellement en Nouvelle-Zélande, en confinement. Au quotidien, il partage une photo et une réflexion par jour sur les réseaux sociaux. Des petits bouts de son aventure toujours plaisants à lire. Par ailleurs, il a réalisé un podcast, Radio Bamako, lors de sa traversée de l’Afrique.

Le récit et les photos qui se trouvent sur cet article sont la propriété de Clotaire et ne peuvent en aucun cas être reproduits sans son autorisation. 

Je me souviens que l’on m’ait dit une fois, il y a quelques années déjà, ceci : “si c’est pour devenir aussi blasé, je préfère arrêter de voyager tout de suite”.

Ça en dit long. Sur moi et sur les autres. Sur l’émerveillement et les efforts que l’on met pour y parvenir. Sur ce que le voyage signifie. Sur la représentation du concept et l’adaptation de ce dernier au 21ème siècle. 

Toujours est-il qu’entre nous deux, je suis le seul qui n’ai cessé de battre la campagne et qui suis toujours sur la route. 

Parfois je croise d’autres cyclistes ou autres touristes au bord de la route. On échange sur ce que l’on a vu et vécu, de là où l’on vient et là où l’on va. 

Et souvent je me dis, heureusement que je n’ai pas parlé en premier, je serais passé pour un vieux grincheux. Ce qui me fascine, c’est bien plus souvent les pensées et réactions des gens sur certains endroits que les endroits eux mêmes. 


Je suis peut-être un peu trop cynique, mais toujours est-il que c’est un fait, après des années à avoir fait de mon mieux pour parcourir le globe, la capacité d’émerveillement n’est plus la même. 

Je dis bien qu’elle n’est plus la même hein. Elle existe toujours, mais elle est plus secrète, plus attentive, plus douce. Elle se repait moins de la grandiloquence et de l’évidence. 

 

Alors d’où vient cette constante et évidente fascination chez les autres ?

Je crois que déjà, la majorité des gens que j’ai rencontré et qui avaient la manie de trouver tout joli et sympa sont des gens qui partent loin, mais ni longtemps, ni souvent. 

Alors le moindre changement opéré dans le décor pour quelques semaines par an, évidemment ça décoiffe. 

Le côté “Guide du routard”

En ayant parcouru les guides et blog de voyages on s’est déjà nourri de mots. On s’est gavé d’images et d’adjectifs qualificatifs. De là, deux écoles. Soit on se retrouve face à quelque chose que la sur-représentation en amont a émoussé, soit nos yeux voient ce que le cerveau a ingurgité d’informations auparavant.

Dans ces conditions c’est complexe d’arriver en étant parfaitement neutre. C’est complexe dans tous les cas de figure, mais en limitant les recherches on maximise les surprises. 

De plus, il y a cette foutue manie issue du monde moderne de s’efforcer à ne voir que le beau.

Typique de notre génération, facile de ne voir le beau car englué dans la diffusion massive de photos. C’est de l’instantané. Il faut que le monde sache où l’on est. Il faut que tout le monde voit que notre existence a trouvé justification. Il faut de quoi justifier son voyage, son déplacement. 

Qui se permettrait de partir deux semaines rouler au Cambodge sur un incessant plat de la route et du décor et de rentrer en disant qu’il s’est fait chier ? Non, ce n’est pas pensable. 

Pareil tiens, je me souviens de l’ennui profond que l’on trahissait à coup de bières successives en Zambie. Assis sur un muret, on s’apprêtait à aller planter la tente quelque part après avoir décompressé à coup de malt et de houblon.

Et on voit débarquer un groupe de cyclistes en voyage organisé. C’est marrant, car le premier et seul groupe de ce genre que je vois, c’est pile à l’endroit le plus chiant du voyage. Et l’ennui qui s’étale pour des centaines de kilomètres à la ronde.

Pourtant, peuvent ils dire ou même penser cet ennui ? Les économies d’une ou plusieurs années pour ce petit bout de rêve, pédaler en Afrique. Je suis à peu près sûr que tout le monde était content. Il ne faudrait probablement pas demander d’étayer cette sensation. Le dépit sur nos visages, la joie sur les leurs. 

Tant mieux pour eux, mais j’ai surtout l’impression que c’est un effort et un mensonge que d’être sans cesse dans l’émerveillement.

Le pédalistan - émerveillement et tourisme
Le pédalistan - émerveillement et tourisme

L’éternel positivisme  

Ça aussi je crois que ça me fatigue. Quand ça craint ou que la situation est inconfortable je connais le pouvoir de la pensée positive sur l’issue du problème. Quand le temps est long et la route ennuyante, c’est beau d’arriver à relativiser. Ça permet d’avancer.

En revanche, que l’on me demande d’aimer ce que je n’aime pas, de trouver du charme là où je vois la banalité et la répétition, de voir une spiritualité flottante là où je ne vois qu’un business latent, ça c’est impossible. 

Ce n’est pas être négatif que d’essayer de voir clairement. Seulement parfois ce n’est pas à la hauteur des attentes, et c’est ainsi.

D’autant plus que cette vague de nouveaux voyageurs responsables, il serait peut être bon qu’elle déferle sur la plaie elle-même, la rendre visible pour mieux attraper l’opinion publique. Mais encore une fois, c’est surement ailleurs que réside l’envie de voyager et de rapporter. Dans la capacité magique que l’on a à faire rêver. Sauf que c’est beaucoup plus dramatique que ça en a l’air. Et si nous avons une quelconque envie que nos enfants puissent trainer en slip sur une jolie plage des Philippines, il vaudrait mieux mettre sa capacité à faire rêver de côté pour rétablir un semblant de vérité. 

Alors oui, il y a plusieurs points de vue. Et celui qui n’est pas le mien relève de l’éternel positivisme. De l’égoïsme en un sens. Car ce n’est ni plus ni moins que d’arriver à trouver son bonheur individuel dans un détail, faisant fi de tout le reste, aussi alarmant que ça puisse être.

Le cadrage 

De tout temps on a dû s’efforcer d’être le plus cool possible. C’est désormais encore plus évident avec l’étalage permanent de photos en ligne et du partage massif. C’est moins le fond que la forme qui prime. Et c’est ça le problème avec les photos, tout est question d’angle. Le pire endroit du monde peut paraitre cool si on cadre suffisamment bien. 

Et c’est pareil avec le point de vue moral. On peut vite oublier tout ce qui se passe autour d’un lieu si on se concentre suffisamment sur la partie chouette. 

Tout est question d’angle et de cadrage. Certains sont bons dans l’omission. D’autres se font sans cesse rattraper par les tenants et les aboutissants. Par ce qu’implique notre présence en ces lieux. Par la réalité locale bien souvent trop contrastée avec nos existences. 

Le cadrage, le Pédalistan - Emerveillement
Le cadrage, le Pédalistan - Emerveillement

Et fascinant par rapport à quoi d’ailleurs ? 

Car c’est ça la question. Voyager longtemps ça sous entend la répétition. Allez demander à un cycliste qui a passé un an en Asie du sud est s’il va encore voir quelques temples. 

C’est donc là que je me trouve. Mon émerveillement s’est émoussé, et je ne peux me pamer que devant le nouveau, l’incongru ou l’exceptionnel. 

Tiens, les boucles touristiques du sud du Laos, pour qui passe quelques mois à voyager pour la première fois ça parait cool. Moi lorsque j’ai vu tout ça, ce n’était déjà qu’un sentiment de répétition du décor, du déjà-vu. Et je pense sincèrement que si je voulais vraiment un peu d’aventure ou de montagnes, c’est probablement pas au Laos que je serais allé. Tiens, j’aurais même pu rester à Grenoble. 

Par rapport à l’habitude donc ? 

Combien de fois c’est arrivé que l’on mange un bout avec des gens au bord de la route et qu’une voiture ou un bus s’arrête. Une troupe en tenue de safari sort de là et mitraille de photos. 

Je regarde autour, je ne vois pas trop ce qui peut bien attirer l’oeil. C’est un plat de riz et des gens qui mangent. Moi au milieu. 

Mais l’habitude donc. Lorsque l’on s’attarde dans les endroits exotiques, le temps leur fait perdre de leur exoticité. On y voit le côté pratique : rapport au reste et à ce que je connais de mes expériences passés, ici c’est plus comme ci ou comme ça. Mais ça devient le commun, différent de nos moeurs et habitudes certes, mais un commun dans l’immédiateté plus ou moins longue. 

Utiliser la main gauche en guise de papier toilette et l’autre pour manger, ça fait toujours rire. Jusqu’à ce que l’on oublie même l’existence du papier toilette et de la fourchette. 

Alors ça perd de son côté aventure, sa part de merveille qui était induit par le côté exceptionnel de la chose. 

Et pour ne pas perdre tout ça, on peut faire semblant d’être éternellement étonné. Mais ça ne trompe pas sa propre personne, c’est devenu commun. Pas forcément banal. Mais suffisamment habituel pour laissé l’émerveillement à d’autres. 

Le Pédalistan - Emerveillement

Dans la construction des endroits ?

Avez vous déjà vu ces endroits où l’on a dessiné un cadre, juste là où prendre la photo. Où l’on a mis une balançoire qui a l’air de pendouiller dans le vide si l’on cadre suffisamment correctement ?  

C’est ce que je vois de l’émerveillement moderne. Une belle rizière en étages où des dos se cassent un peu plus bas alors que des gens au profil absolument similaire font la queue pour obtenir une photo similaire en tous points. 

C’est ça l’émerveillement. Les bus, les trains, les villages, tout est construit de sorte à créer une succession de merveilles prêtes à la consommation. 

Amusant n’est-ce-pas ? Le voyageur moderne se refuse à vivre dans des banlieues pavillonnaires, se réclame du droit à la marginalité et vole pour le bout du monde afin de toucher l’exotisme. Pourtant une fois sur place, tout le monde fait pareil.

Tout le monde fait pareil parce qu’à sortir des sentiers dit battus, on comprend vite que si après trente ans de tourisme de masse il n’y a toujours rien de construit dans ce coin là, c’est qu’il n’y a pas grand chose à faire. 

Vite les villages se ressemblent tous. Ils défilent et se confondent. Alors autant aller vers le beau. Le beau, c’est souvent là où tout le monde a en tête d’aller. CQFD.

On quitte la mornitude et le conformisme de son chez soi pour aller patauger dans un conformisme global, c’est juste un peu plus loin et les photos sont parfois un peu plus esthétiques. 

On quitte les zone pavillonnaires identiques pour se coller dans les résidences de bord de plage, similaires en tout point. On ne fait que déplacer ce que l’on connait un peu plus loin. 

Je me souviens de ce bout de côte en Thaïlande où se succédaient les restaurants européens entre les hôtels aux noms et à l’allure tout aussi européens. 

Pourquoi pas après tout ? Mais où se situe l’émerveillement là dedans ? 

Chutes - émerveillement - Le Pédalistan
Émerveillement - Le Pédalistan

Et si l’émoussement était dans la réalité ?

Difficile parfois de conserver un optimisme à toute épreuve, de fermer les yeux sur ce qui sort du cadre, sur les réalités invisibles et difficilement palpable. 

C’est toujours beaucoup plus simple d’éviter de faire des liens, de ne pas vouloir s’encombrer de la misère des autres et de ternir son voyage à cause des réalités des autres.

Cependant, à vélo, on la voit défiler cette réalité. Elle nous reste étrangère, mais n’est plus invisible. On la sent, on la comprend, et souvent elle touche aussi notre quotidien. 

Alors oui, on peut aller visiter un magnifique palais au Rajasthan ou une merveille de mosquée en Iran. Cependant, en étant arrivé lentement et au prix de plusieurs jours, semaines, mois ou même années, c’est difficile de ne pas voir la couche de vernis sur ces beaux endroits. Le vélo et la lenteur ont agit comme un coup d’ongle pour gratter ce vernis, qu’on le veuille ou non.

L'émoussement par la réalité - Clotaire, Le Pédalistan
L'émoussement par la réalité - Clotaire, Le Pédalistan

Quant à mon émerveillement ? 

Il est là, bel et bien présent. Mais il est un peu caché, il m’appartient. Je jouis de cette forme d’émerveillement bâti par reflexions et déplacements de longue haleine. 

Je suis déjà dans un premier temps émerveillé par l’émerveillement des gens. De s’extasier devant des choses ou des endroits qui ne me touchent plus vraiment, parce qu’ils sont devenus mon quotidien, une part de moi. On ne s’étonne pas de ça, ou plus.  

C’est dans l’absence de grandiloquence qu’il se trouve désormais. Dans la solitude et le froid. Dans le chant d’un oiseau et le ballet des animaux. 

Il n’est plus facilement trouvable dans les travaux de la main de l’Homme. 

Il est de plus en plus dans l’impalpable. Il est dans ces choses que l’on ne peut prendre en photos, que l’on ne peut réellement partager sauf à être réellement doué dans le maniement des mots. 

Il est là mon émerveillement. J’en suis heureux de le trouver dans tout ça désormais. 

L'émerveillement par la lenteur - Clotaire, le Pédalistan
L'émerveillement par la lenteur - Clotaire, le Pédalistan

Le préserver 

Pour justement être capable de regarder les choses avec un regard avide, il faut savoir adapter ce même regard. Il faut arriver à percevoir les différentes tonalités du monde et accepter qu’elles soient différentes et parfois décevantes. 

C’est cette notion de contraste qui permet de laisser le beau et l’impressionnant ressortir, de parfaire son regard critique pour que le moment venu, ce soit un émerveillement digne de ce nom, celui qui fait rouler les larmes sur les joues. Celui qui fait avancer sans grand questionnement autre que celui de la constante découverte. Cette découverte elle est une palette de nuance. Il ne faut pas la brusquer, il faut l’apprivoiser. Et le faire pour soi. Déjà pour soi. Et ensuite on peut essayer de communiquer un peu de ça aux autres. 

Il faut laisser ces sensations nous envahir, les faire nous appartenir, et ensuite penser au reste. 

Que les autres s’émerveillent de tout ça doit peu importer puisque seul compte ce que le corps en général, l’oeil et la matière grise sont en capacité d’assimiler et d’interpréter. 

Eléphant par Clotaire, le Pédalistan
Girafe, Clotaire, le Pédalistan

L’absence d’émerveillement comme émerveillement

On peut voir sa capacité à ne plus s’émerveiller comme une forme de sagacité. Et ainsi de s’émerveiller du fait de ne plus être réceptif aux mêmes choses, de se sentir avancer et évoluer, nourri de tout ce que l’on a perçu du monde.

Tout ça, c’est autant de briques qui viennent nous construire en tant qu’Homme et que partie intégrante du monde qui nous entoure.

Je m’émerveille de ces innombrables choses qui m’ont fait devenir un. De l’amour et du respect que je porte à tout un chacun. Des leçons et de la compréhension que je tire de tout ça.

S’émerveiller de ce que le manque d’émerveillement a pu créer.

Merveille, la boucle est bouclée. 

Où suivre les aventures de Clotaire ?

Sur son site : le Pédalistan

Ou

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Un grand merci à Clotaire pour cet article très enrichissant. 

Clotaire, Le Pédalistan

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